Roderic Borgia

Article 5300 du CODEX: Roderic Borgia

 

Constantin VI, empereur romain à Constantinople, fut évincé, emprisonné et remplacé par sa mère Irène, après s’être fait crever les yeux. Au même moment, Charlemagne, roi des Francs, unifiait l’Europe de l’ouest. Il avait chassé les Lombards des terres pontificales, gagnant ainsi les bonnes grâces de l’Église catholique. Quand la famille du pape précédent voulut attenter à la vie du pape Léon III, les hommes de Charlemagne le protégèrent. En remerciement, et pour consolider sa protection, Léon III proclama Charlemagne empereur romain, en 800. Il succédait à Constantin VI, usurpé à Constantinople. Cet acte corrélait intelligemment couronnement et importante protection militaire locale, établissant un précédent selon lequel aucun homme ne serait empereur sans être couronné par un pape. Le pape pouvait aussi excommunier un roi, déclarer sa charge nulle, ou refuser de donner sa bénédiction à un contrat de mariage royal. Jusqu’en 1059, le pape était nommé par l’empereur romain d’Occident ou était élu par les nobles romains, qui envoyaient une missive où ils faisaient acte d’obédience à l’empereur tout en annonçant leur choix. Mais à la mort de l’empereur romain Henri III, la monarchie salique perdit le contrôle qu’elle exerçait sur le pontificat. Comme les empereurs d’Occident et d’Orient n’avaient pas réussi à protéger Rome des envahisseurs normands, l’Église de Rome décréta que le conclave des cardinaux serait l’organe qui, à partir de ce moment-là, choisirait le pape.

Le trafic d’influence fut néanmoins attisé plutôt qu’éteint. Les votes des cardinaux pouvaient être achetés par les rois. Les papes remplaçaient souvent les cardinaux morts par des membres de leur famille ou vendaient la charge au plus offrant. Quand les papes voulaient lever des fonds, ils nommaient tout bonnement de nouveaux cardinaux. On abusa tellement de ce type de pratique que la papauté se sépara d’abord en deux, avec un pape à Avignon, soutenu par les rois français et espagnols, et un pape à Rome, appuyé par les Italiens et les Anglais (vote acheté par les Médicis). Il y eut ensuite un troisième pape à Pise, soutenu par les princes allemands. Ce dernier schisme mettant à mal le principe selon lequel un seul pape pouvait être l’héritier de saint Pierre, l’Église commença à ne plus réussir à tout maîtriser. John Wyclif avait traduit la Bible latine en anglais et critiqué les richesses du clergé. La dissidence était monnaie courante parmi les ecclésiastiques et les assemblées religieuses à travers l’Europe. En 1498, face à un déclin de leurs revenus, les dirigeants de l’Église se réunirent lors du concile de Constance. Ils se mirent d’accord sur un seul nouveau candidat, Martin V, déclarèrent que les partisans de feu Wyclif étaient des hérétiques et condamnèrent au bûcher Jan Hus et Jérôme de Prague, ses plus célèbres adeptes. Martin V fut remplacé par Eugène IV.

Rodrigo de Borja (italianisé en Borgia) avait adopté le nom de famille de sa mère, Borja, en 1455, à l’âge de 24 ans, pour se prévaloir de l’élection de son oncle maternel, Alonso de Borja, devenu le pape Calixte III à la suite d’Eugène IV. Son oncle avait passé 36 années au service du roi espagnol d’Aragon, Alphonse V. L’élection de Calixte reflétait le fait que le pape Eugène IV avait perdu le royaume de Naples au profit d’Alphonse V en 1433. Toute l’Italie du sud faisait partie du royaume de Naples, lequel avait alors des frontières avec des États pontificaux affaiblis. L’élection du premier pape espagnol fut le miroir de ce changement dans les rapports de force italiens, la moitié du pays étant alors aux mains des Espagnols. Concéder le rôle pontifical semblait un moindre frais aux nobles romains qui voulaient éviter une invasion pure et simple.

Rodrigo de Borja abandonna sa carrière juridique pour devenir diacre. En quelques mois, il était promu cardinal-diacre de San Nicola in Carcere, un diocèse fort lucratif. L’année suivante, il était catapulté vice-chancelier de la Sainte Église romaine, la fonction du clergé la plus avantageuse financièrement parlant. A la mort de son oncle, Roderic navigua soigneusement entre la politique et les affaires de l’Église, tenant la chancellerie apostolique d’une main ferme.

Lors de l’élection de Rodrigo, pour sa troisième tentative, alors qu’il avait 61 ans, sur les vingt-sept cardinaux qui votaient il y avait dix cardinaux-neveux, huit candidats à la couronne et quatre nobles romains. Les Médicis avaient obtenu un titre de cardinal en échange d’une dette, et ils avaient fait endosser le rôle à Giovanni de’ Medici, âgé de 16 ans. Cela ne laissait que quatre postes de cardinaux aux mains d’hommes d’Église. Pour se donner une idée du coût de la campagne, si l’on regarde les pots-de-vin encaissés d’avance, sans parler des maquignonnages d’un diocèse lucratif, le candidat qui arriva en troisième, Rovere, était subventionné par les rois de France et les Génois – qui avaient concédé leur territoire aux Espagnols – à hauteur de ce qui ferait aujourd’hui 60 millions de dollars. Ces manœuvres financières étaient alors tout à fait normales.

Après le premier tour du scrutin, Borgia ne reçut que six des vingt-sept votes. Borgia fut accusé d’être un baiseur, une lettre de soutien affirmant qu’il avait participé à une orgie, et les voix en sa faveur tombèrent à cinq au tour suivant. D’autres arguments criants contenus dans la lettre firent baisser les voix à quatre. Quand l’argent ne suffit plus, Borgia offrit même sa précieuse charge de vice-chancelier. Alors que le scrutin débordait sur le troisième jour, les cardinaux, amateurs de luxe et de bonne chair, souffraient de n’avoir qu’un seul repas par jour dans le conclave. Borgia se débrouilla pour faire servir un grand festin. Il promit des églises et des terres pour ces églises, ainsi que des revenus commerciaux pour plusieurs cardinaux. Il alla jusqu’à promettre de bannir ses enfants pour qu’ils ne puissent pas se trouver en compétition avec les cardinaux. Un cardinal de Florence s’inquiétait du pouvoir des Médicis : Borgia lui promit qu’il anéantirait cette famille, s’il devenait pape. Au scrutin suivant, ses voix passèrent à dix. L’un des cardinaux en échec envoya un message au roi de Naples pour qu’il vienne à Rome avec son armée, espérant que la force convaincrait les cardinaux de se ranger de son côté. Alors qu’on livrait bataille à l’extérieur, les cardinaux négocièrent pour de bon. Le cardinal qui avait appelé l’armée s’excusa pour son erreur et demanda à ses partisans de voter pour l’adversaire de Borgia. Il accusa ce dernier de ne pas être un catholique mais un juif espagnol converti. Or, au scrutin d’après, le score de Borgia passa à 12 et celui de son adversaire français à 13. Celui qui atteindrait 14 votes gagnerait. Borgia savait pour sa part que, dans un environnement aussi dangereux, il devrait fuir en Espagne. Pour en finir, il négocia directement avec son concurrent. Comme la corruption et les flatteries ne marchaient pas, Borgia sortit un document alléguant que la famille de son adversaire avait du sang musulman. Ce dernier finit par accepter la charge de vice-chancelier et le marché fut conclu. Il est intéressant de noter que les manœuvres politiques durant l’élection du pape existent toujours. Pas plus tard que lors de l’élection pontificale de 1903, l’empereur d’Autriche François-Joseph Ier opposa son véto à l’élection de Mariano Ravallo, candidat qui avait pourtant obtenu le plus grand nombre de voix.

Rodrigo avait embrassé les ordres tardivement et il continua à avoir de nombreuses maîtresses. On le disait beau, joyeux et beau parleur ; il attirait les femmes comme « un aimant attire le fer ». Il eut de nombreux enfants, dont quatre avec Giovanna dei Cattanei, une femme mariée, ce qui ne l’empêcha pas de les reconnaître ouvertement. Son fils aîné, César, devint archevêque de Valence, l’évêché le plus riche d’Espagne, à l’âge aberrant de 17 ans, puis, à peine un an plus tard, l’un des douze nouveaux cardinaux, aux côtés du frère de l’une de ses maîtresses. Pour son fils cadet, Giovanni, Borgia échangea des terres pontificales contre un mariage avec la fille du duc de Gandie, ville côtière espagnole. Pour son troisième fils, Geoffroi, il fit la paix avec Naples en échange d’un mariage avec l’une des petites filles de Ferdinand Iᵉʳ. Rodrigo saisit toutes les occasions de soutirer des avantages financiers pour sa famille aux deux camps qui se faisaient la guerre pour obtenir le royaume de Naples.

On pense que Rodrigo fut empoisonné, comme il mourut subitement après un repas qui rendit aussi son fils César extrêmement malade. Léon X, élu pape peu de temps après, se donna un mal fou pour démanteler le réseau de pouvoir et d’argent des Borgia.