La naissance de la franc-maçonnerie

Article 2632 du CODEX: La naissance de la franc-maçonnerie

 

On doit resituer la naissance de la franc-maçonnerie dans le contexte de l’époque : l’Italie était ruinée financièrement, l’Église catholique s’effondrait moralement et elle avait concédé sa capitale orientale, Constantinople, en 1463. Posséder et diffuser des textes religieux et scientifiques, gnostiques ou égyptiens, était passible de mort, ce qui obligeait les étudiants à se voir lors de réunions secrètes, qui, comme leur nombre augmentait, durent être codifiées. A son tour, l’Église codifia les règles qui établissaient quels livres pouvaient être imprimés ou possédés, en créant l’Index Librorum Prohibitorum. Les pensées non-conformistes et la littérature entrèrent plus encore dans la clandestinité.

Au 11e siècle, la comtesse Mathilde avait légué la Toscane au pape et depuis, les grosses villes commerçantes qu’étaient Florence, Sienne et Pise, cherchaient à regagner leur autonomie, soit en faisant la guerre, soit en essayant de contrôler la papauté. Pour cela, ces cités-États cherchaient souvent des appuis financiers ou militaires auprès des rois d’Europe, ce qui fut à l’origine de nombreux conflits.

Les écrits d’Hermès Trismégiste furent secrètement partagés par les responsables économiques et politiques de l’Europe dès 1460, quand Cosme de Médicis, chef de Florence et banquier des rois et des papes, finança la traduction de Marsile Ficin. Plusieurs de ces œuvres envisageaient de manière pseudo-scientifique la façon dont les Égyptiens avaient été capables de communiquer avec les dieux et même de retourner auprès d’eux. Les intellectuels européens, éblouis par la majesté des pyramides, plus impressionnantes encore au 15e siècle, voyaient s’ouvrir avec ces paroles une voie plus concrète vers le salut qu’avec les messages confus du manisme promu par une Église catholique corrompue et appauvrie. Ils cherchaient à faire un saut dans le temps pour atteindre la connaissance à laquelle avaient pu accéder les patriciens de la Rome antique et les philosophes grecs – une sagesse plus vieille que Moïse lui-même.

Même après la mort de Cosme, en 1464, le groupe d’intellectuels gnostiques qui pratiquaient l’égyptianisme avant que la franc-maçonnerie n’ait un nom évoluaient encore autour de la famille Médicis. Pendant quatre terribles années, à partir de 1494, des vagues d’anarchie et de fanatisme religieux se répandirent dans toute la péninsule italienne. L’invasion de l’armée française obligea les Médicis à s’exiler. Les soldats amenèrent avec eux une nouvelle maladie terrifiante, importée des Amériques, la syphilis. Dans un premier temps, les envahisseurs répandirent le chaos avec des pillages et des viols, puis les fanatiques chrétiens prirent leur suite : ils brûlèrent des livres et détruisirent des objets d’art lors du bûcher des vanités de 1497. Quand les choses se tassèrent, Jean de Médicis, âgé de 19 ans, retourna à Florence avec les siens pour y reconstruire leur empire financier. C’était un ardent défenseur des philosophies promulguées par Hermès Trismégiste et, à 37 ans, il réalisa le rêve tant espéré de sa famille, des égyptianistes et de la ville, en étant élu pape. Son élection eut lieu le 9 mars 1513 ; il fut ordonné prêtre le 15 mars, évêque le 17 mars, puis sacré pape le 19 mars, sous le nom de Léon X. Le pape fraîchement élu entreprit aussitôt une vaste campagne de levées de fonds, avec une vente d’indulgences sans précédent, pour achever les travaux de la basilique Saint-Pierre commencés 70 ans auparavant. Les nombreux symboles francs-maçons et égyptiens que l’on peut y trouver sont dus à son influence. Deux ans après sa mort, son cousin Jules de Médicis devint le pape Clément VII (1523–34). Il essaya de maintenir son autorité au-dessus de celle de Charles Quint, empereur du Saint-Empire, en conspirant avec les Français : en 1527, Rome fut, une fois de plus, mise à sac par des troupes armées, en provenance, cette fois, de l’autre camp.

L’égyptianisme ne s’enracina pas de la même manière dans les différentes régions d’Europe. En Angleterre, notamment, un groupe d’adeptes de l’égyptianisme entouraient la reine Élisabeth Ire. Elle-même voyait dans cette mouvance un contrepoids à la papauté, institution qui tentait continuellement de la faire assassiner. La cour d’Élisabeth devint ainsi un centre d’astrologie et de magie. Élisabeth avait même un astrologue personnel, John Dee, mathématicien à la sombre réputation. Brocardo et le frère dominicain Giordano Bruno devinrent des membres du « cercle de Dee », qui comprenait des personnes telles que Walter Ralegh et Philip Sidney. La spécialiste Frances Yates a décrit Bruno comme quelqu’un qui s’était lancé dans une « mission religieuse hermétique dont le but était de complètement rétablir la religion magique de Ficin », c’est-à-dire l’égyptianisme élaboré au sein de la famille Médicis. Bruno avait auparavant obtenu le patronage du roi de France Henri III, le fils de Catherine de Médicis. Cette dernière était, elle aussi, une adepte de l’égyptianisme. Elle avait à sa cour le redoutable « escadron volant », 300 belles jeunes femmes, habillées de manière séduisante, sortes de vierges Vestales. Son astrologue, Cosme Ruggieri, occultiste redouté, évita la pendaison pour sorcellerie à maintes occasions grâce à la protection de Catherine et de Marie de Médicis. La rivale de Catherine quant aux faveurs du roi, Diane de Poitiers, trouva des symboles égyptiens gravés dans le château dont elle hérita. Jusqu’à ce que les huguenots n’essaient de la kidnapper, Catherine de Médicis était restée délibérément neutre dans les guerres entre catholiques et protestants. Les rumeurs de sorcellerie à propos d’elle étaient constantes, notamment venues de son gendre, le roi d’Espagne Philippe II, initiateur de l’infortunée Armada lancée contre celle qu’il considérait comme une autre sorcière, Élisabeth. Bruno considérait que le christianisme était la version pauvre et abâtardie de la religion originelle, universelle et éclairée, que détaillaient les récits hermétiques. Comme Ficin, Bruno pensait que la croix était un signe sacré égyptien. Interrogé par l’Inquisition à la fin de sa vie, Bruno confirma qu’il avait lu dans les livres de Ficin que les chrétiens avaient volé la croix au culte de Sarapis. Bruno affirma aussi que Jésus était un mage, un être humain éclairé, mais pas le fils de Dieu, rejetant là le manisme. Il déclara aussi, scandalisant le tribunal, qu’il y avait des millions de soleils dans l’univers et que plusieurs de ces soleils avaient des planètes habitées par des êtres vivants. Dans ses conférences et ses publications, Bruno ne cessa de clamer qu’il fallait rejeter le christianisme pour se retourner vers la religion égyptienne, celle qui était décrite dans le Corpus Hermeticum. Assez vite, pour de telles déclarations, l’Église l’emprisonna, l’excommunia et le condamna au bûcher. En 1603, toutes ses œuvres furent mises à l’index Librorum Prohibitorum. Cet index d’œuvres hérétiques comprenait quelques-uns des premiers textes de la franc-maçonnerie, c’est pourquoi seuls les frères des plus hauts rangs de cet ordre peuvent y accéder.

Joseph Scaliger, par l’intermédiaire d’Isaac Casaubon, fut capable de localiser le manuscrit de Georges le Syncelle dans la bibliothèque de Catherine de Médicis. Ce texte citait le livre perdu de Manéthon de Sebennytos sur l’histoire égyptienne. Scaliger se trompa en calculant que le calendrier égyptien était construit d’après la révolution des étoiles en prenant Sirius pour repère principal. Son analyse impliquait que le nouvel an égyptien (le premier jour de Thout, c’est-à-dire d’Hermès Trismégiste) coïncidât avec le 29 août, qui est dans le calendrier chrétien le jour où l’on commémore la décapitation de Jean-Baptiste. Le premier jour de Thout, qui avait lieu tous les 1460 ans, Sirius se levait au-dessus de l’horizon juste avant le soleil.

Aux 17e et 18e siècles, quand les premiers explorateurs mirent le cap sur l’Égypte pour exhumer les mystérieux vestiges de l’Égypte antique, la plupart des « explorateurs » était francs-maçons.

Les Médicis exerçaient un tel contrôle sur la papauté que la ville de Florence fut sous sa totale domination jusqu’à ce que Jean-Gaston de Médicis, le dernier grand-duc de Toscane, ne meurt, sans successeur, en 1737. François, duc de Lorraine, un parent éloigné de confiance – et qui avait des relations, fut nommé grand-duc de Toscane.

Charles VI, empereur du Saint-Empire, arrangea le mariage de sa fille aînée Marie-Thérèse avec François pour que ce dernier le remplace. François était relié aux Habsbourg par sa grand-mère Éléonore, fille de l’empereur Ferdinand III. En 1731, François avait été initié à la franc-maçonnerie par la Grande Loge d’Angleterre et plus particulièrement par John Theophilus Desaguliers, dans une loge réunie pour l’occasion à La Haye, dans la maison de l’ambassadeur britannique Philip Stanhope, quatrième comte de Chesterfield. François fut plus tard nommé maître franc-maçon à Houghton Hall, propriété du Norfolk appartenant au Premier ministre britannique Robert Walpole. L’objectif était de reprendre à la maison de Hohenzollern, grâce à ce nouveau mariage et cette alliance de familles et de fortunes puissantes, le pouvoir sur la papauté.

Ce sont les jacobites, des catholiques anglais exilés à Florence, qui furent les premiers à établir ces nouveaux liens entre les Anglais et le monde de la franc-maçonnerie italienne dominé par les Médicis. Ces nobles créèrent la première loge italienne reconnue à Florence, en 1733. Chose étrange, leur responsable, Charles Sackville, comte de Middlesex, puis duc de Dorset, était protestant. Cette acceptation des catholiques par les protestants, et vice versa, était un signe précurseur du pouvoir fédérateur des francs-maçons.

A cette époque, le pape était Clément XII. En 1738, les armées espagnoles conquirent le royaume de Naples et de Sicile et l’empereur Charles VI affirma sa souveraineté sur Parme et Plaisance.

Le pape ne pouvait certes pas lever une armée pour réaffirmer l’influence pontificale, mais il lui fallait faire quelque chose pour reprendre Florence. La bulle pontificale In Eminenti fut édictée le 28 avril 1738, la première à spécifier que tout catholique qui deviendrait franc-maçon serait excommunié. La loge florentine, composée pour l’essentiel d’expatriés britanniques, dut se dissoudre et les nobles anglais rentrèrent chez eux pour éviter l’Inquisition. Frère Tommaso Crudeli, le secrétaire, ainsi que d’autres frères italiens, furent arrêtés et torturés. Pendant que la Grande Loge d’Angleterre soutenait leurs familles, le Premier ministre Robert Walpole, franc-maçon lui aussi, ainsi que Charles Sackville et le duc de Dorset, tous deux anciens maîtres de la loge florentine, poussèrent le ministre des Affaires Étrangères à négocier leur libération.

Dans le cadre d’un accord entre l’empereur Habsbourg Charles VI, alors mourant, Frédéric de Hohenzollern et le gouvernement britannique, il fut établi que Florence reviendrait à l’État pontifical à la mort du grand-duc François de Lorraine, franc-maçon et futur empereur. Cet indéfectible soutien des camarades francs-maçons montrait que les liens de la franc-maçonnerie allaient bien au-delà des frontières nationales ou religieuses. Cette prise de bec précoce avec l’Église était aussi un signe de la tournure qu’allaient prendre les choses, montrant bien que les batailles avaient moins à voir avec les dogmes religieux qu’avec le pouvoir, la perte de territoires et les revenus de la papauté.