Vampires morts au XVIIIe siècle

Article 4380 du CODEX : Vampires morts au XVIIIe siècle

 

Du Moyen Age à nos jours, le vampirisme a hélas toujours été associé et confondu avec des cas de mastication de cadavres, possession de corps et enterrements vivants. Les histoires de possession de cadavres où des esprits démoniaques utilisent des corps pour tourmenter les vivants ont éveillé la curiosité du public et le vampirisme comme pratique des vivants sur les vivants est resté pratiquement lettre morte pendant des siècles. La possession de cadavres par les esprits trouve son équivalent contemporain dans la fascination pour les zombies.

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En 2006, on a exhumé un squelette d’une fosse commune datant de la peste de Venise qui sévit en 1576. Il s’agissait d’une femme qu’on avait enterrée une brique coincée entre les dents, pour l’empêcher de hanter les survivants. Martin Weinrich, un médecin et philosophe silésien du XVIe siècle raconta qu’un cordonnier mort à Breslau en 1591 était revenu de son tombeau en se pinçant et se frappant le corps et qu’il avait essayé d’étouffer des personnes, laissant des traces bleues et la marque de ses doigts sur le corps des victimes.
Les histoires de morts se livrant au vampirisme firent l’objet de nombreuses publications en Europe entre 1693 et 1718, parmi lesquelles Magia Posthuma de Charles Ferdinand de Schertz, mais ce n’est qu’en 1725 qu’elles firent la une des journaux sur tout le continent, suite aux événements survenus en Serbie : à Kisiljevo, petit port de pêche situé sur le Danube, un fonctionnaire de l’empire d’Autriche, Frombald, assista à l’exhumation du cadavre de Peter Plogojowitz, qui fut achevé d’un pieu dans le cœur. Frombald envoya alors un rapport à Vienne, dans lequel on trouve la plus vieille trace écrite du mot « vampire » de l’histoire. Il y décrivait Plogojowitz, mort depuis dix semaines :
« Le visage, les mains, les pieds et l’ensemble du corps se tenaient si bien qu’il n’aurait pas pu être aussi parfait de son vivant. Non sans étonnement, je vis du sang frais dans sa bouche, qu’il avait, d’après ce qui fut constaté, sucé aux gens qu’il avait tués… Sur ce, lorsqu’on le transperça, non seulement jaillirent de ses oreilles et de sa bouche des flots de sang tout frais, mais d’autres signes incontrôlables (que je tairai par respect) [une érection] se produisirent. »

L’empereur du Saint-Empire, Charles VI, fut fasciné par cette histoire et la fit publier le 25 juillet dans le principal quotidien, le Wienerisches Diarium, et en envoya des copies à tous les souverains d’Europe. Il demanda également qu’on lui envoie directement à la cour impériale tous les rapports relatant des événements liés à des vampires.
Fin 1731, en Serbie, plusieurs personnes commencèrent à mourir mystérieusement sans signes avant-coureurs. Le 12 décembre, le lieutenant-colonel Schnezzer, représentant de l’armée autrichienne à Jagodina, dépêcha sur place un spécialiste des maladies infectieuses (Contagions-Medicus), un certain Glaser, pour mener l’enquête. Après s’être entretenu avec des villageois et avoir examiné les cadavres, Glaser ne parvint pas à déceler le moindre symptôme de maladie infectieuse. Tous les villageois pensaient que les responsables étaient des vampires et Glaser constata que certains de ces prétendus vampires, une fois exhumés, ne montraient aucun signe de décomposition alors que des corps enterrés ultérieurement étaient déjà dans un état de décomposition avancé. Il conseilla à Schnezzer de laisser les villageois détruire le corps des vampires présumés pour apaiser les tensions. Schnezzer fit suivre son rapport à l’Oberkommandantur autrichienne de Belgrade, qui détacha plusieurs soldats pour monter une unité spéciale. Ils furent accompagnés par Johann Flückinger, un chirurgien militaire, et par deux autres médecins militaires, sous le commandement du lieutenant-colonel Buttener.

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Rapport d’autopsie de Flückinger

À partir du 7 janvier 1732, ils s’entretinrent avec des villageois dans les endroits où l’on pensait que des vampires opéraient. On en repéra quatorze et treize d’entre eux furent exhumés et autopsiés. Le corps du quatorzième avait déjà été transpercé et brûlé.

Le 26 janvier 1732, quand ils furent de retour à Belgrade, Flückinger, le chirurgien militaire, fit un rapport officiel à l’Oberkommandantur qui fut signé par les autres médecins et chirurgiens ayant accompagné la mission. Flückinger y décrivait en détail le cas du vampire Arnont Paole ainsi que les résultats des treize autopsies. Le rapport fut ensuite envoyé à Vienne, où il fit tellement de bruit que Charles VI le transféra immédiatement aux cours européennes. Par ailleurs, Flückinger publia ces notes sous le titre Visum et Repertum (vu et découvert). Le livre circula dans toute l’Europe et le mot « vampire » entra dans les dictionnaires occidentaux.

Voici des extraits en français du texte original de Visum et Repertum :
« Les plus anciens haïdouks du village racontent tous que, cinq ans plus tôt, un haïdouk du nom d’Arnont Paole s’était rompu le cou en chutant d’une charrette de foin. De son vivant, l’homme avait souvent raconté qu’un vampire l’avait tourmenté à proximité du Kosovo, en Serbie ottomane, et qu’il avait mangé la terre du tombeau de ce dernier avant de se recouvrir de son sang, de façon à se libérer du mal qui l’accablait.

Vingt ou trente jours après sa mort, des gens se plaignirent que ce même Arnont Paole les tourmentait à son tour et, de fait, il tua quatre personnes. Pour mettre un terme à ces actes maléfiques, sur les conseils d’un soldat qui avait assisté au même type d’événements, on déterra cet Arnont Paole. Quarante jours après sa mort, il était en parfait état : du sang frais lui coulait des yeux, du nez, de la bouche et des oreilles. Sa chemise, le linceul et le cercueil étaient en sang. La peau et les ongles de ses mains et de ses pieds étaient tombés et de nouveaux ongles avaient poussé. Comme on en conclut qu’il s’agissait d’un vrai vampire, on lui planta un pieu dans le cœur, comme de coutume, suite à quoi il poussa un grognement sonore et se mit à saigner abondamment. Ce même jour, on réduisit son corps en cendres et les dispersa dans sa tombe. Plus tard, ces gens dirent que tous ceux que le vampire avait tourmentés et tués deviendraient vampires à leur tour.

On déterra par conséquent les quatre personnes qu’il avait tuées. Comme cet Arnont Paole ne s’en était pas seulement pris à des personnes mais également à du bétail, dont il avait sucé le sang, et vu que les gens avaient aussi mangé la chair de ces animaux, il y avait désormais de nouveaux vampires parmi eux : en trois mois, 17 personnes, jeunes ou âgées, moururent, dont certaines qui ne déclarèrent aucune maladie et moururent en deux ou trois jours. De plus, un haïdouk qui s’appelait Jovica rapporta que, 15 jours plus tôt, sa belle-fille, dénommée Stanacka, s’était couchée un soir fraîche comme une rose mais s’était réveillée dans un cri terrible, apeurée et tremblante, et s’était plaint qu’elle avait été étranglée par le fils d’un haïdouk du nom de Miloje, mort neuf semaines plus tôt. Elle avait ensuite ressenti une grande douleur dans la poitrine, qui avait empiré d’heure en heure, et elle avait fini par mourir, trois jours plus tard. L’après-midi même, nous nous rendîmes au cimetière avec les plus anciens haïdouks du village – à qui on a déjà fait plusieurs fois allusion – de façon à ce qu’on fasse ouvrir les tombes suspectes et examiner les corps s’y trouvant. Après les avoir toutes retournées, voici ce qu’on trouva :

Une femme du nom de Stana, âgée de 20 ans, était morte en couches deux mois auparavant, après trois jours de souffrance. Avant sa mort, elle avait dit qu’elle s’était recouverte de sang de vampire, raison pour laquelle elle et son enfant – qui était mort à la naissance et qui, comme on l’avait enterré à la va-vite, avait été à moitié mangé par les chiens – s’étaient également transformés en vampires. Elle était en parfait état. Quand on ouvrit son corps, on trouva dans la cavité pectorale une grande quantité de sang extravasculaire frais. Dans les vaisseaux des artères et des veines, comme les ventriculis ortis, il n’y avait pas de sang coagulé, alors que c’est le cas d’habitude, et les viscères entiers, c’est-à-dire les poumons, foie, estomac, rate et intestins, étaient frais comme l’auraient été ceux d’une personne en bonne santé. L’utérus était en outre très dilaté et enflammé à l’extérieur, car le placenta et les lochies étaient restées à l’intérieur et qu’ils étaient en état de putréfaction avancée. La peau de ses mains et de ses pieds était tombée, tout comme ses vieux ongles, mais des ongles tout neufs avaient poussé, de même qu’une peau fraîche et éclatante.

Il y avait une femme du nom de Milica (âgée de 60 ans), morte après trois mois de maladie, qu’on avait enterrée 90 jours plus tôt. On trouva dans sa poitrine une grande quantité de liquide et les viscères, comme ceux de la femme évoquée précédemment, étaient en bon état. Lors de sa dissection, les haïdouks présents s’extasièrent devant les formes et la beauté de son corps : tous déclarèrent qu’ils connaissaient bien cette femme depuis l’enfance, que toute sa vie elle avait eu la peau sur les os et que c’est dans la tombe qu’elle avait pris ces rondeurs. Ils dirent aussi que c’était elle qui était, cette fois-ci, à l’origine du cycle de vampires, parce qu’elle avait mangé de la chair de moutons tués par les vampires précédents.

Il y avait un enfant mort âgé de huit jours, en terre depuis 90 jours ; le fils d’un haïdouk, âgé de 16 ans, en terre depuis neuf semaines ; Joachim, également fils d’un haïdouk, 17 ans, en terre depuis huit semaines. Ils furent tous disséqués et présentèrent les mêmes signes de vampirisme.

Une femme du nom de Rušća, morte à la suite de dix jours de maladie et enterrée six semaines plus tôt, était remplie de sang frais, non seulement dans la poitrine mais aussi dans le fundus ventriculi. Il en était de même pour sa fille, morte à 18 jours, cinq semaines auparavant, ainsi que pour une fillette de dix ans, morte deux mois plus tôt et déterrée intacte et non décomposée. Chez Stanče, 60 ans, et Miloje, 25 ans, tous deux morts six semaines auparavant, je remarquai une grande quantité de sang dans la poitrine et l’estomac, comme chez les autres morts. Leur corps présentait les signes de vampirisme maintes fois évoqués.

La femme d’un haïdouk, Stanojka, âgée de 20 ans, était morte 18 jours plus tôt, suite à trois jours de cette même maladie. Lors de la dissection, je lui trouvai un aspect assez rouge et éclatant. Elle avait également été étranglée à minuit, par Miloje, fils d’un haïdouk. Comme précédemment, on pouvait aussi voir, sous l’oreille droite, une marque bleue injectée de sang, de la longueur d’un doigt. Lorsqu’on l’avait sortie de la tombe, une grande quantité de sang lui avait coulé du nez. En la disséquant, je découvris, comme cela fut souvent le cas, du sang odorant et frais qui circulait de manière régulière, non seulement dans la cavité thoracique mais aussi dans le ventriculo cordis. Tous les viscères étaient intacts et sains. L’hypoderme du corps entier semblait tout frais, à l’instar des ongles des mains et des pieds.

On fit déterrer d’autres tombes, dont celle de la femme de Hadnack, et celle de sa fille, lesquelles étaient mortes sept semaines plus tôt. Elles étaient complètement décomposées. Un serviteur du chef local des haïdouks, qui s’appelait Rade et avait 21 ans, avait été enterré cinq semaines plus tôt et fut lui aussi trouvé dans un état de putréfaction avancée, tout comme la femme du porte-étendard et sa fille, décédées en même temps.

A la fin des examens, les gitans du village tranchèrent la tête des vampires et les brûlèrent avec les corps avant de jeter leurs cendres dans la Morava. Les corps décomposés furent néanmoins remis dans leur tombe.

Nous, soussignés, attestons par la présente que tout ce que le médecin du régiment de fantassins de l’honorable baron Furstenbusch a observé en matière de vampires – en présence de tous les médecins cosignataires – est absolument vrai et a été entrepris, observé et évalué en notre présence. La signature manuscrite que nous y apposons nous y engage. Belgrade, le 26 janvier 1732.

L.S. Johannes Flückinger, médecin du régiment de fantassins de l’honorable baron Furstenbusch.
L.S. J.H. Siegel, médecin de l’honorable régiment de Morall.
L.S. Johann Friedrich Baumgarten, médecin du régiment de fantassins de l’honorable baron Furstenbusch.
L.S. Buttener, lieutenant-colonel de l’honorable régiment d’Alexandrie.
L.S. J.H. von Lindenfels, officier de l’honorable régiment d’Alexandrie.

Les débats enflammèrent l’Europe lorsque Dom Augustin Calmet, exégète français, évoqua de nombreuses histoires de vampires dans ses publications, avant que Benoît XIV lui-même ne lui intime le silence, en 1749. Préoccupé par la multiplication des profanations dans les cimetières catholiques, le pape décrivit le phénomène comme « de fallacieux récits nés de l’imagination des hommes ».

 

 

 

Référence:

¹ 1694, Pamphlet sur la mastication des morts