Pendant les périodes de difficultés économiques, même les Irin « engagés » s’avéraient trop coûteux : les contrats prévoyaient une biosécurité, des heures et une rémunération minimales. Les propriétaires ont donc cherché à contourner ces limites légales.
En mélangeant de l’ADN d’Irin et de l’ADN de bétail, il a été possible de créer de nouvelles espèces qui ne répondaient pas à la définition d’« être » aux yeux de la loi. Ces travailleurs étaient simplement comptabilisés dans le stock de l’entreprise comme des bêtes de somme. Ni vassaux, ni esclaves, ils n’avaient absolument aucun droit juridique et n’étaient considérés que comme des biens. On appelait péjorativement ces créatures des mules. Elles étaient souvent stériles, au départ. Les créatures exotiques, mi-homme mi-poisson, ou les minotaures, mi-homme mi-taureau, étaient, au mieux, amusantes, mais le problème, avec ces créatures hybrides, c’est qu’elles étaient stériles, incapables de se reproduire et qu’elles mouraient vite, ce qui rendaient les essais impraticables et chers. Ces espèces mélangées étaient aussi parfois têtues, stupides et fainéantes, donnant plus de travail de surveillance aux Irin que de bénéfices aux entreprises. D’autres se montraient rebelles et les Irin se faisaient tuer lors de révoltes inattendues. Si trop d’Irin mouraient, les tribunaux pouvaient fermer une exploitation minière. On ne parvenait plus à renouveler les contrats des « engagés » ou cela coûtait une fortune. Idéalement, il fallait que les mules soient serviles mais réfléchies, travailleuses mais nécessitant peu de calories, et qu’elles puissent comprendre des instructions complexes.
Des entreprises ont développé des programmes de recherche spécialisée dans le domaine. Les reproducteurs de talent étaient recherchés. En plus de produire d’excellents travailleurs bon marché, les meilleurs reproducteurs pouvaient offrir un produit avec deux caractéristiques importantes : premièrement, les entreprises cherchaient une espèce qui pouvait se reproduire fréquemment, ce qui faisait qu’en achetant un petit stock et en le gérant bien, on pouvait obtenir un approvisionnement illimité. Deuxièmement, elles voulaient une espèce qui puisse fournir des cellules souches et des facteurs de croissance compatibles qu’on pourrait prélever dans leur sang pour les cadres supérieurs sirusiens et leur élite irin. Cela permettait de ne pas avoir à organiser le transport de ces nutriments onéreux qui avaient une durée de conservation très courte. Les cellules souches compatibles étaient essentielles à la longévité de l’équipe. Sans elles, la vie d’un Sirusien passait de 4000 à 500 ans.
Ce dernier critère poussait les reproducteurs à repousser toujours davantage les limites légales de la réglementation sur l’ADN. Implanter des « interrupteurs » qui changeaient le séquençage de l’ADN sans en changer la compatibilité était l’une des nombreuses astuces utilisées pour réduire la quantité admise d’ADN. Bien que ce soit illégal, de nombreux reproducteurs utilisaient même de l’ADN sirusien pur. En jouant avec l’alignement et l’annelage d’oligonucléotides, ils arrivaient à ne pas franchir les limites légales. Ils assuraient au client averti un meilleur approvisionnement en cellules souche et, en général, les autorités fermaient les yeux.
Évidemment, les relations entre les Irin et leurs mules étaient complexes : les Irin appréciaient de pouvoir donner le travail le plus ardu à leurs mules mais il se sentaient en danger quand les mules se retrouvaient avec du travail « au-delà de leurs compétences ». Sur Terre, les espèces reproductrices qu’on préférait étaient les hominidés, et les meilleures sources d’ADN les chimpanzés, gorilles, bonobos et gibbons.
Au fil des millénaires, l’écart entre l’amélioration des nouvelles espèces et la détérioration des stocks existants a commencé à se creuser. A un certain point d’inflexion, les propriétaires ont dû se demander si perfectionner les mules avait encore de l’intérêt, processus connu sous le nom de « Protocoles de remplacement des mules ».